Faut-il séparer l’homme de l’artiste ? Peut-on récompenser le professionnel sans être complice des actes de l’homme ? Cela ressemble à un sujet d’épreuve de philosophie au baccalauréat. Et pourtant, c’est la question que je me suis posée cette semaine. Roman Polanski, Gabriel Matzneff, Bertrand Cantat, Mickael Jackson (…) sont autant de personnalités reconnues voire récompensées dans leur domaine et pourtant accusées d’actes plus que répréhensibles. Certains ont d’ailleurs été jugés coupables, voire condamnés.
Lors de la remise du César du meilleur réalisateur à Roman Polanski, quand certains condamnaient cette reconnaissance professionnelle, d’autres déclaraient qu’il fallait savoir séparer l’œuvre de son auteur.
Je comprends la colère et la douleur des victimes qui ressentent ce type d’événement comme la négation de ce qu’elles ont subis, celle-ci passant après le talent de leur agresseur.
Je me suis donc posé plusieurs questions.
Dans quelle mesure le monde artistique était-il concerné par cette question ?
Est-il possible de trouver des situations similaires dans d’autres domaines ?
Qu’en est-il par exemple dans le monde du travail ?
Et dans la sphère personnelle, amicale ou familiale, préférons-nous aussi « oublier » ou « nier » certains actes ou propos ?
En achetant les œuvres d’un agresseur, suis-je différente ?
Et dans ces cas-là, quelle est ma part de responsabilité, quel message j’envoie ?
Il me semblait important de m’arrêter sur le sujet.
« L’époque a changé », argument valable ?
Les artistes incriminés ainsi que leurs supporters arguent souvent pour leur défense que l’époque a changé.
Autrement dit, quelques années en arrière cela ne choquait personne.
Médiocre alibi ou réalité ?
Là où ils ont raison, c’est que l’âge de la majorité sexuelle et la notion de consentement ont évolué à travers les siècles. Je vous en propose d’ailleurs un historique rapide.
Par contre, à l’époque des faits, comme vous le comprendrez rapidement, la pratique était déjà illégale. La loi n’était tout simplement pas toujours appliquée.
Le saviez-vous : évolution de l’âge de la majorité sexuelle ?
Qu’est-ce que la majorité sexuelle ?
Selon le Conseil Constitutionnel en 2012, la majorité sexuelle correspond à l’âge à partir duquel un mineur peut valablement consentir à des relations sexuelles avec une personne majeure à condition que cette dernière ne soit pas en position d’autorité à l’égard du mineur.
Il faut savoir que cette notion de majorité sexuelle a varié au fil des siècles.
Evolution au fil des siècles
1832, l’année charnière
Avant 1832, la notion de viol sur enfant n’existait pas.
En 1832, la majorité sexuelle est fixée à 11 ans. Dans la pratique, sans marque de violence apparente, le consentement de l’enfant est souvent conclu par les tribunaux.
En 1863, l’âge est repoussé à 13 ans. Il est même fixé au-delà si le mineur, non émancipé par le mariage, est agressé par une personne ayant un ascendant sur lui. Néanmoins, la moralité de la victime est souvent mise en doute avec succès.
Et depuis 1945
En 1945, le seuil est de nouveau repoussé, cette fois-ci à 15 ans.
Légalement, cela signifie que les relations avec un enfant de moins de 15 ans sont classées comme un délit. Il y avait une particularité jusqu’en 1982 concernant les relations homosexuelles pour lesquelles l’âge requis était plus important. Depuis, cette exception considérée comme discriminante a été retirée.
Néanmoins, seule la majorité légale (18 ans) sera retenue dans certaines circonstances : corruption de mineur (ex : diffusion d’images pornographiques), pornographie, prostitution.
De plus, toute atteinte sexuelle, quel que soit l’âge de la victime, commise avec violence, contrainte physique ou morale (liée, par exemple, à la différence d’âge) ou surprise (méconnaissance de la sexualité adulte) constitue une agression sexuelle ou un viol.
Comme vous l’aurez compris, deux notions majeures ressortent régulièrement : le consentement et l’âge légal.
Néanmoins, celle du consentement refera réellement son apparition dans les années 70 avec certains intellectuels suite à la « libération sexuelle ».
Dans le monde artistique
Demande de suppression de la majorité sexuelle par une élite intellectuelle
Une tribune tout d’abord
Le 26 janvier 1977, est publiée une tribune demandant la libération de 3 hommes condamnés pour des abus sexuels sans violence sur des mineurs de moins de 15 ans.
« Trois ans pour des baisers et des caresses, ça suffit » est-il écrit à propos de ce que l’on appellera « l’Affaire de Versailles ».
Et parmi les 69 intellectuels français signataires : Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Catherine Millet, Philippe Sollers, Jack Lang, Bernard Kouchner, Louis Aragon, André Glucksmann ou Daniel Guérin, Gabriel Matzneff, Guy Hocquenghem.
Ils ne connaissaient pas, au moment de la pétition, les réels dessous de l’affaire qui allaient bien au-delà de simples baisers et caresses.
Néanmoins, cela n’a pas empêché certains d’entre eux (Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Simone de Beauvoir, Philippe Sollers…) de récidiver quelques mois plus tard accompagnés d’autres personnalités.
Et une pétition quelques mois plus tard
Cette nouvelle pétition demandait alors la suppression des lois sur la majorité sexuelle et la dépénalisation des relations consenties entre adultes et mineurs de moins de 15 ans.
Mais il faut savoir que les intellectuels ne sont pas les seuls à les avoir défendus.
En effet, avant Franck Riester en 2020, les ministres français de la Culture avaient jusque-là défendu voire même décoré certains de ces artistes.
Et ce malgré la réprobation de la société sur ces pratiques pédophiles.
Retrouvez ici des informations complémentaires : article de France Culture, étude.
Le cas Roman Polanski
De nombreuses accusations
Ce réalisateur a fait l’objet de multiples accusations de viol.
Il est d’ailleurs toujours sous le coup de poursuites judiciaires aux Etats Unis depuis 1977 pour relations sexuelles illégales avec une mineure
De plus, son goût pour les très jeunes filles n’est pas nouveau.
En effet, il l’avouait très clairement dans une émission en 1979 (Question de Temps animée par Jean-Pierre Elkabbach).
Il y explique d’ailleurs qu’il restera dans des pays ne permettant pas l’extradition vers les Etats-Unis et dans lesquels « la relation sexuelle avec une personne de 14 ans n’est pas un crime. ». Il ajoutera se sentir en liberté en France.
Et malgré ces actes et propos qu’il ne nie pas, Roman Polanski peut toujours, sans être inquiété ni mis à l’écart, trouver des financements pour réaliser des films voire même être nommé pour des récompenses.
En outre, il a même, à plusieurs reprises, trouvé du soutien parmi une communauté d’artistes.
Et pourtant un soutien qui ne s’est pas démenti
Ainsi, en 2010, une pétition internationale, demandant la mise en liberté du cinéaste, avait été lancée par Bernard Henri Lévy. Elle était signée par Jean-Luc Godard, Agnès Varda, Martin Scorsese, Woody Allen, David Lynch… Certains, comme Michael Douglas ou Sandrine Bonnaire avaient, quant à eux, refusé d’apposer leur signature.
On parle beaucoup de l’agresseur mais qu’en est-il des victimes ?
Voici les conséquences de cette pétition sur la victime (la double peine ?).
« Je n’aurais jamais dû parler » regrette l’actrice Charlotte Lewis
Certains prétendent que l’on ne s’acharnerait pas sur lui s’il n’était pas aussi célèbre.
Mais comme l’observe Isabelle Germain, spécialiste du traitement médiatique des violences faites aux femmes, « s’il s’agissait d’un boulanger, personne n’oserait dire « il a violé plein de petites filles, mais il fait du très bon pain » ».
De plus, on nous parle également de tribunal populaire ou médiatique.
Isabelle Germain – «Jusqu’à maintenant, le tribunal médiatique, il était dans l’autre sens»
Isabelle Germain citait ici le cas de DSK (Dominique Strauss Khan) lors de l’affaire du Sofitel de New York en 2011.
Car Roman Polanski est loin d’être un cas isolé.
Autres exemples de célébrités mises en cause
L’Eglise catholique a souvent été soupçonnée de vouloir étouffer certaines affaires.
Néanmoins, d’autres milieux ne semblent pas épargnés non plus. Ainsi le milieu du sport a également été mis en cause après le témoignage de Sarah Abitbol. Les langues aujourd’hui commencent à se délier.
Quant au milieu artistique, ce qui semble étrange, c’est que les faits ont été parfois révélés publiquement par les auteurs mêmes sans qu’ils en soient inquiétés pour autant.
En voici quelques exemples :
Gabriel Matzneff : écrivain qui décrivait ses relations pédophiles dans ses œuvres, Prix Renaudot 2013.
Tony Duvert : prix Médicis en 1973 pour son roman Paysage de fantaisie où sont narrés des jeux sexuels entre un adulte et des enfants).
Claude François : en 1972, à la RTBF, il déclarait « Je suis obsédé par les adolescentes. (…). Je les aime jusqu’à 17/18 ans et après, je commence à me méfier, parce qu’elles commencent à réfléchir, elles ne sont plus naturelles. ».
Le peintre Gauguin : Il aurait eu des relations avec de très jeunes filles, en aurait même épousé une.
Le philosophe Michel Foucault : au nom d’une libération totale, il s’achetait des petits garçons en Tunisie, arguant que ceux-ci avaient droit à la jouissance.
André Gide : écrivain et prix Nobel qui narre son amour des jeunes garçons dans L’immoraliste.
Louis-Ferdinand Céline : écrivain, auteur de pamphlets antisémites.
Daniel Cohn Bendit : en avril 1982, sur le plateau d’Apostrophes, il déclare « La sexualité d’un gosse, c’est absolument fantastique, faut être honnête. J’ai travaillé auparavant avec des gosses qui avaient entre 4 et 6 ans. Quand une petite fille de 5 ans commence à vous déshabiller, c’est fantastique, c’est un jeu érotico-maniaque… ».
A ces personnes, vous pouvez ajouter Jean-Luc Lahaye, Bill Cosby, Harvey Weinstein, Mickael Jackson, DSK…
Dans le monde professionnel
Je me suis posé la question de comportements similaires dans l’entreprise.
Et bien, je n’ai pas eu à chercher très loin.
En effet, combien de personnes l’entreprise a-t’elle laissées à un poste de management, voire récompensées par des augmentations et promotions, malgré le nombre de victimes qu’elles laissaient derrière elles ?
Et pour quelles raisons ?
L’expertise, l’excellence dans le travail ou dans les résultats, la reconnaissance à l’extérieur…
Quand l’un des employés va mal, nous pouvons éventuellement se dire qu’il s’agit « d’incompatibilité d’humeur » entre deux personnes.
Mais quand la liste s’allonge dans le sillage d’un manager, quelle excuse avons-nous ?
Et les augmentations, primes et autres promotions ne deviennent-elles pas un encouragement à poursuivre ce comportement ?
Harcèlement moral et/ou sexuel en entreprise
Qui n’a pas connu des personnes qui étaient de notoriété publique des managers « difficiles », pour ne pas dire des tyrans, ou des prédateurs sexuels ?
Quand vous arrivez dans l’entreprise, cette information fait parfois même presque partie de l’accueil.
Et c’est à la victime potentielle de s’adapter : « fais profil bas », « fais en sorte de ne pas te retrouver seule avec lui »…
Pour un peu, on s’attendrait presque à un « je t’avais pourtant bien prévenu » s’il nous arrive quelque chose. En fait, chose étrange, vous devenez presque le coupable tout désigné si quelque vient effectivement à arriver.
Il m’est même déjà arrivé d’entendre un « moi, il ne m’a jamais rien fait… », laissant entendre des doutes sur l’honnêteté de la victime (exagération, mensonge, provocation…).
Cela peut parfois expliquer que certaines personnes n’osent témoigner de ce qu’elles ont vécu.
Dans le domaine personnel
Dans la famille ou le voisinage
On pourrait considérer la famille comme une micro-société.
Traduction : on y retrouve les comportements existant dans la société. Sauf exception, les agresseurs ont également une famille.
Cela signifie que nous allons observer certains comportements peu recommandables parfois au plus près de nous.
Par exemple, le beau-frère qui ne peut s’empêcher d’être particulièrement « tactile » avec nous, l’oncle qui ressent toujours le besoin de partager quelques blagues graveleuses et sexistes, la belle-sœur raciste, le grand-père violent…
Et c’est incroyable ce que nous sommes prêts à laisser passer pour ne pas être celui qui brisera cette cellule familiale. C’est d’autant plus vrai quand nous sommes une pièce rapportée.
De la même façon, nous aurons peut-être tendance à ne plus entendre les cris répétés issus de la maison d’à côté.
Au départ, nous regarderons si nous voyons des traces de coup, des signes montrant de la maltraitance. Et nous mettrons aussi dans la balance le danger potentiel pour nous mais également le ridicule et le malaise si nous nous sommes trompés…
En effet, nous nous sentons parfois un peu dépourvus devant de telles situations.
Car oui, cela ne se passe pas toujours ailleurs.
Quand nous payons pour les œuvres de ces artistes
Je ne suis pas allée voir « J’accuse ».
Il est vrai que le scandale qui entoure le réalisateur me rebutait en tant que femme.
Néanmoins, il faut être honnête. Même en temps normal, je n’y serais pas allée. Car ce n’est tout simplement pas le style de cinéma que j’apprécie.
Il est donc facile pour moi d’avoir la conscience tranquille sur le sujet.
Par contre, j’ai chez moi des albums de Mickael Jackson dont les chansons ont bercé mon enfance et mon adolescence. Mais j’avoue n’avoir jamais su quoi penser de l’homme. En effet, il y a eu tellement de propos contradictoires sur le sujet. Devrais-je les jeter ?
De la même façon, si vous vous rendez à une soirée karaoké, vous entendrez certainement des personnes chanter des titres de Bertrand Cantat (Noir Désir) ou de Jean-Luc Lahaye.
Alors quelle responsabilité avons-nous en continuant à écouter ces artistes et chanter leurs morceaux ?
Et si j’achète la biographie de Woody Allen, cela fait quoi de moi ?
Les choses bougent
La bonne nouvelle, c’est qu’après les différents mouvements comme #MeeToo, #noustoutes, #balancetonporc (…), les victimes commencent à oser s’exprimer.
Certes Polanski a reçu un César en 2020. Mais regardez l’émotion autour de l’événement, aussi bien côté public qu’artistes. Cela divise. En outre, les artistes qui le soutiennent ne cherchent plus à prétendre croire en son innocence. Ils demandent dorénavant à faire la différence entre l’homme et l’artiste. Une façon de se voiler la face ? Certainement. Mais pour combien de temps encore ?
En 2020, le ministre de la Culture Franck Riester a déclaré qu’une œuvre, « si grande soit-elle, n’excuse pas les éventuelles fautes de son auteur ». Cela change de certains de ses prédécesseurs. Il était temps.
Et cela bouge également de l’autre côté de l’Atlantique. Des employés de Grand Central Publishing ont manifesté le 5 mars 2020 devant les bureaux de Hachette à New York pour dénoncer la publication des mémoires de Woody Allen. Et le lendemain, la publication de l’autobiographie était annulée par Hachette Book Group USA.
Mais ce n’est pas le seul mode d’action. En effet, de plus en plus de personnes appellent à s’opposer aux artistes incriminés via la « Cancel Culture ».
Un mode d’action: la Cancel culture
On appelle « Cancel Culture » le fait d’appeler au boycott massif d’un artiste pour les accusations graves dont il fait l’objet ou les propos inacceptables qu’il a pu prononcer.
C’est une façon d’en finir avec cet éternel argument qui est de « séparer l’individu de l’artiste ». C’est montrer la révolte de la société face à cette hypocrisie et ce sentiment d’impunité.
En effet, dans le cas de Polanski, difficile de prétendre qu’on n’a pas récompensé l’homme (meilleur réalisateur et non meilleur film).
Efficace ? Pas toujours mais il reste important de dénoncer certains agissements. Et protester fait partie, selon moi, des actions qui feront bouger les lignes.
Et vous dans tout ça ?
Pensez-vous que l’on peut séparer l’homme de l’artiste ?
Quelles est notre responsabilité ?
Avant le César de Polanski, sincèrement, je n’y avais jamais vraiment réfléchi.
Certes, comme tout le monde, j’étais sincèrement dégoûtée par certains agissements.
J’étais également bouleversée par les témoignages de victimes.
Et j’y ai trouvé parfois l’écho de ce que j’avais pu connaître.
Pourtant combien sommes-nous à tomber des nues quand on vient à nous apprendre certains agissements ? Il y avait certainement des signes pourtant, des remarques…
Malheureusement nous sommes nombreux, je pense, à porter des œillères quand il s’agit de personnes que nous apprécions, proches ou artistes.
Qu’en pensez-vous et surtout quelles seront vos actions demain ?
Selon vous, doit-on continuer à séparer l’homme de l’artiste ou plus largement de ses réalisations quelle que soit la gravité de ses actes ?
Peut-être vous êtes-vous également reconnu dans certaines circonstances.
Quelle a été votre réaction ?
Et quelles seront vos actions demain ?
N’hésitez pas à en faire part via la partie commentaires.
J’ai conscience que cet article peut faire polémiquer.
Alors sentez-vous libre de le commenter, partager, liker.
Au plaisir de vous lire.
Sophie